Franz-Olivier Giesbert publie le second tome de son « Histoire intime de la Ve République – La Belle Epoque » dans lequel il présente sa vision des présidents de la République.
Quand Giscard suspend l’immigration
Que sont devenus le «consentement» et «le désir de vivre ensemble» chers à Ernest Renan? Il ne nous reste plus, dans sa définition de la nation, que le «legs de souvenirs». Près d’un siècle et demi après sa conférence, on ne voit pas bien ce qui fait encore le lien entre nous. Les plus pessimistes sont convaincus que la France n’est plus qu’un centre d’accueil, le vestige d’un passé qui s’en va, un bateau ivre, rempli à ras bord de toute la misère du monde. C’est le genre de questions polémiques qui sont apparues dans les années 1970, quand l’immigration s’invita dans le débat public. Sur ce plan comme sur d’autres, Giscard est un visionnaire: il estime qu’il est temps de contrôler l’immigration. Après les fortes poussées migratoires des années 1960, la France compte alors quatre millions d’étrangers sur son territoire: un pour douze Français. Si l’immigration européenne, notamment espagnole ou portugaise, est bien acceptée, les enquêtes d’opinion montrent une nette hostilité envers les Nord-Africains avec plus de 50 % d’opinions défavorables.
Prenant prétexte de la crise économique provoquée par le choc pétrolier de 1973 et la multiplication par quatre du prix du baril, Giscard décide, en accord avec Chirac, d’instituer un moratoire: le 4 juillet 1974 est annoncée la suspension jusqu’en octobre de l’entrée des immigrés en France, le temps de tout mettre à plat et d’établir «une politique nouvelle de l’immigration». Dieu sait quelle bronca aurait suscitée, les décennies suivantes, une telle mesure. Mais l’immigration est, à l’époque, un sujet que n’ont pas encore «idéologisé» et rendu inflammable les gardiens enfiévrés du temple de l’antiracisme. André Postel-Vinay, encore secrétaire d’État et homme de progrès, exprimera à peu près le sentiment général quand il dira: «Nous ne pouvons accueillir la misère sans limite. Nous en péririons sans la soulager.»
Bien sûr, la pause durera plus longtemps que prévu mais elle sera mise à profit, par Paul Dijoud, son successeur, pour mieux contrôler les flux, lutter contre les ségrégations au logement, favoriser la formation et l’éducation, établir une charte des droits et des obligations des immigrés. Sans oublier d’autoriser les familles à rejoindre leur chef, sous certaines conditions, quand il est régulièrement installé en France. C’est ce qu’on appelle «le regroupement familial» et qui sera la croix d’infamie portée par Giscard jusqu’à la fin de sa vie. Depuis, la gauche et la droite s’accusent mutuellement d’avoir favorisé les flux migratoires. Force est de constater que les deux se sont relayées pour arriver au résultat que l’on sait. Mais, contrairement à une légende urbaine, ce n’est pas Giscard qui a ouvert le bal. […]
Le regroupement familial ou la machine infernale
Longtemps, j’eus peine à croire Giscard quand, au hasard de nos rendez-vous, il revenait en boucle sur le regroupement familial, l’un de ses tracassins: «Je ne comprends rien à cette histoire. Ce n’est pas moi qui ai mis en route cette machine infernale. Elle date des années 1920 quand les étrangers en situation régulière, résidant en France, ont acquis le droit de faire venir sous conditions leur conjoint et leurs enfants mineurs. Après quoi, une circulaire de 1947, sous le gouvernement Blum, a tout encadré en exigeant notamment que l’immigré dispose en ce cas d’un logement familial, afin d’éviter la création de taudis urbains et ruraux.» Pendant longtemps, je n’ai rien fait des notes prises sur les sempiternelles litanies que VGE ressassait devant moi sur le regroupement familial. C’est en travaillant sur ce livre que je les ai retrouvées avant de vérifier l’existence de la circulaire de 1947 – en date du 20 janvier exactement -, signée par le ministre de la Santé et de la Population, le socialiste Pierre Ségelle, «relative à l’introduction, l’accueil et l’implantation des immigrants et de leur famille».
Cette circulaire, comme celles qui suivront – autour d’une vingtaine -, entend réglementer et encourager l’immigration des familles des travailleurs étrangers, phénomène appelé «à exercer la plus heureuse influence sur la réussite des opérations d’introduction en France de la main-d’œuvre étrangère et sur l’intégration de celle-ci dans l’ensemble du corps social français». Dans ce procès-là, ce n’est donc que justice de relaxer Giscard: l’ancien président avait raison, ce n’est pas lui qui a inventé le regroupement familial comme le martelent les «experts» et on ne peut lui imputer l’explosion migratoire qui a commencé sous son mandat avant d’atteindre son plafond dans les années 1980 et 1990 pour le crever ensuite. Le drame est qu’à force d’être répétés, les mensonges finissent souvent par devenir les vérités révélées. […]
Le coup d’état permanent du Conseil d’état
Avec le décret du 29 avril 1976 signé par Jacques Chirac et plusieurs ministres comme Michel Durafour (Travail) et Michel Poniatowski (Intérieur), la droite, après avoir tout remis à plat, a échafaudé un nouveau système de regroupement familial, supposé plus restrictif mais en conformité avec le droit européen. Un an et demi plus tard, la situation économique s’étant dégradée, le successeur de Chirac à Matignon, Raymond Barre, décide de restreindre le regroupement familial aux membres de la famille qui n’ont pas l’intention de travailler en France.
C’est le décret du 10 novembre 1977 qui sera retoqué par le Conseil d’État, la plus haute magistrature du pays. On peut tourner la chose dans tous les sens, le juge administratif suprême a commis là un putsch, il n’y a pas d’autres mots: en érigeant le regroupement familial, matrice de l’immigration, en principe intangible du droit français sans vraiment étayer sa décision, il a confisqué au politique, donc à la souveraineté ou à la représentation populaires, le dossier de l’immigration. Le politique propose, lui, il dispose: telle est la conception du Conseil d’État, maison close de l’entre-soi, qui grignote, carotte, boulotte. Au point qu’il se croit autorisé à faire la loi dans certains domaines, aux dépens du gouvernement et du Parlement. En s’appuyant quand ça l’arrange sur le droit international ou sur un préambule de la Constitution de la… IVe République, il a institué peu à peu un droit à l’immigration contre lequel rien ne peut prévaloir.
Perpétrant ce que Mitterrand appelait un «coup d’État permanent», le Conseil d’État s’est assis sur l’article 2 de la Constitution de 1958 qui établit que le «principe de la République» est «le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple». Il a piétiné l’article 3 qui assure que «la souveraineté nationale appartient au peuple». Au lieu de se comporter en instance supérieure qui interprète les lois, le judiciaire est en train de devenir l’égal de l’exécutif et du législatif. L’attitude du Conseil d’État illustre une fois encore la trahison des prétendues élites et leur mépris de la volonté populaire. C’est peu de dire que l’attitude du juge administratif suprême ne fut pas exemplaire pendant l’Occupation où il laissa passer sans tiquer les lois d’exception de Vichy. Cette fois encore, il donnera à son conformisme et à sa pleutrerie le langage de la modération.
Giscard a commis une erreur, comme tous ses successeurs. Il n’a jamais osé se dresser contre la volonté du Conseil d’État qui, après lui avoir fait la leçon au nom des bons sentiments, s’est accaparé, depuis 1977, le dossier de l’immigration devenu son «domaine réservé» avec le succès que l’on sait. Indigné, le Général aurait tempêté, pris le peuple à témoin et réformé la Constitution. VGE a préféré s’incliner. N’est pas de Gaulle qui veut. […]»