Cette fois, ils veulent des noms. Alors que des dizaines de milliers d’entreprises menacent, au seuil de l’hiver, de mettre la clé sous la porte, étranglées par des hausses stratosphériques de leurs factures d’électricité, l’opposition déboule sur le champ de bataille sabre au clair, exigeant des réponses. (…) « Il faut établir les responsabilités », tempête dans les médias le chef de file des députés LR à l’Assemblée, Olivier Marleix, qui s’apprête à ouvrir en grande pompe, le 26 octobre, une commission d’enquête sur « les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France ». (…) De fait. Retour, en quelques dates clés, sur trente années d’affaiblissement de la filière nucléaire française.
1997, la fin de Superphénix
Le 19 juin 1997, le Premier ministre Lionel Jospin, appelé à Matignon par Jacques Chirac après sa victoire aux législatives, confirme la promesse faite aux Verts pour les rallier à sa « majorité plurielle » : le surgénérateur de Creys-Malville, prototype de réacteur de quatrième génération à neutrons rapides qui commençait tout juste à fonctionner de manière satisfaisante, après avoir connu depuis 1985 une exploitation chaotique, sera abandonné. (…) La rupture est brutale : capable d’utiliser 100 fois plus efficacement qu’actuellement l’uranium naturel et de « brûler » les déchets nucléaires les plus problématiques, notamment le plutonium et certains produits de fission, Superphénix était la promesse, poursuivie par la France depuis le premier jour, d’un « nucléaire durable »… et à ce titre, la bête noire des opposants à l’atome. Les raisons invoquées à l’époque – coût prohibitif, échec industriel – seront toutes démenties par une série de rapports, confirmant le caractère strictement politique de la décision.
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2004, l’EPR « honteux »
(…) Roselyne Bachelot énonce placidement, à rebours des discours ambiants, que le nucléaire étant « la source d’énergie la moins polluante », elle entend en faire, avec les renouvelables, un pilier dans « sa lutte contre le réchauffement climatique, qui constitue aujourd’hui la principale menace pour la planète ». Le tollé est formidable. « Le gouvernement est aux mains du lobby nucléaire », tempête l’écologiste Noël Mamère, quand la presse dénonce « la gaffe écolo de Mme Bachelot ».« J’avais transgressé le tabou ultime », se souvient l’intéressée, encore estomaquée de la violence des attaques qui suivront son intervention. En dehors d’Alain Juppé, personne, au gouvernement, ne la soutient… « L’éventualité d’être catalogué comme “nucléocrate” terrorisait tout le monde. » Apparues dans les années 1990 « quand on a constaté un surdimensionnement du parc nucléaire », les premières hésitations vis-à-vis de l’atome se sont rapidement transformées en opposition assumée, souligne l’historien de l’énergie Yves Bouvier.
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2007, le Grenelle de la décroissance
« Il pensait faire un coup politique… Et on a vu Saturne dévorer ses enfants », se désole un ancien proche de Nicolas Sarkozy. Dans l’exaltation de la campagne présidentielle, celui-ci avait signé le pacte de Nicolas Hulot, et promettait rien de moins qu’une « révolution écologique » ! (…) Le Grenelle va offrir aux antinucléaires et aux tenants d’un système décroissant une formidable caisse de résonance, au moment où la compétence « énergie » échappe à Bercy pour rejoindre le ministère de la Transition écologique. (…) En 2011, quelques mois après le drame de Fukushima, Jean-Louis Borloo confie : « Je suis convaincu que la France n’a pas besoin de cet EPR si elle parvient à réduire massivement sa consommation énergétique tout en augmentant sa production d’énergies renouvelables. La réduction du nucléaire doit se faire de manière progressive. Une sortie totale ne peut s’envisager avant 2040. »
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2012, le « pacte vert »
L’accord de gouvernement négocié pendant la campagne présidentielle entre Martine Aubry et Cécile Duflot, que François Hollande puis Emmanuel Macron reprendront à leur compte, achève de faire basculer la politique énergétique vers un désengagement du nucléaire : il prévoit d’abaisser de 75 % à 50 % la part du nucléaire dans le mix électrique d’ici à 2025… C’est-à-dire la fermeture de 17 à 20 réacteurs, estimera la Cour des comptes. L’objectif est inscrit dans la loi de transition énergétique portée en 2015 par Ségolène Royal… Et la machine s’affole. « L’échéance de 2025 est très rapidement apparue intenable », avoue un conseiller de l’époque, qui croit encore possible, alors, de la tenir pour 2035. Nommé à la tête du gestionnaire de réseaux RTE par François Hollande, le député socialiste François Brottes s’attache à crédibiliser la politique choisie, produisant des études rassurantes sur l’équilibre futur du système électrique.
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2018, Astrid aux oubliettes
(…) quand Emmanuel Macron décide de l’arrêt, sans aucun débat, du programme de recherche sur les réacteurs Astrid. En construction à Marcoule (Gard), ce prototype de réacteur de quatrième génération, relancé par Jacques Chirac en 2006 après l’arrêt malheureux de Superphénix, avait pour objectif de « fermer le cycle » du nucléaire, c’est-à-dire de réduire considérablement les déchets produits en réutilisant le plutonium, et d’offrir à la France une indépendance électrique de plusieurs siècles en permettant d’utiliser son énorme stock d’uranium appauvri. (…) Au même moment, un rapport commandé par Bercy à l’ancien administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique Yannick d’Escatha somme le gouvernement de commander au plus tôt trois paires de réacteurs EPR, sous peine de voir la filière sombrer. Il est classé secret-défense… Et rapidement enterré.
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2022, le virage de Belfort
Jusqu’à ce que la crise énergétique contraigne le gouvernement à un brusque revirement. En février 2022, en pleine campagne électorale, Emmanuel Macron s’engage à commander six nouveaux réacteurs, avec une option sur huit autres, reprenant le scénario d’un mix à 50 % de nucléaire en 2050 élaboré par RTE (dont le nouveau président, Xavier Piechaczyk, fut le conseiller « énergie » de François Hollande). « En même temps », le président promet un développement sans précédent des énergies renouvelables. Diversement accueillie, l’annonce, pour l’instant, n’a pas été suivie de commandes, alimentant les doutes sur la volonté réelle d’Emmanuel Macron de la concrétiser.
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