GRAND ENTRETIEN – Lors d’une soirée exceptionnelle à Paris, Le Figaro a reçu les deux grands intellectuels, qui ont échangé durant près de deux heures. Outre la foi, ils ont également médité sur l’effacement de la matrice chrétienne dans l’Europe d’aujourd’hui et ce qui pourrait lui succéder. Un échange de haute tenue dont voici les passages les plus forts.
Si Pierre Manent et Alain Finkielkraut partagent le même goût pour le débat d’idées, la conversation civile et la même passion dans la recherche de la vérité, ils n’ont pas le même rapport à Dieu. Le disciple de Raymond Aron consacre son dernier ouvrage, Blaise Pascal et la proposition chrétienne (Grasset), à l’auteur des Pensées. L’académicien, lui, confesse ne pas avoir la foi: l’absence de Dieu s’est imposée à lui comme une «implacable vérité».
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Pierre MANENT : En même temps qu’elle vide l’espace public européen des signes de chrétienté, l’Europe accueille sans condition l’islam. Celui-ci n’est pas seulement reconnu comme un fait religieux et social à prendre en compte avec justice et prudence, il reçoit une légitimité toute spéciale, comme le gage de la nouvelle naissance de l’Europe, le gage qu’elle n’est pas un « club chrétien ». L’histoire explique aisément qu’une partie des citoyens français soient musulmans, qu’une partie de la France soit visiblement musulmane, mais pourquoi les institutions de la République exigent-elles que la part chrétienne s’invisibilise ?
Aujourd’hui, le pape François explique que l’Europe, par le passé, s’est trop souvent concentrée sur sa volonté de puissance en oubliant le message évangélique. Le pape fait parfois l’éloge d’un monde sans frontières et d’une forme de multiculturalisme. Pour ses contempteurs, le christianisme, qui était l’âme de l’Europe, en deviendrait le dissolvant. Que vous inspire cette apparente contradiction ?
Alain FINKIELKRAUT : Sous l’égide de ce pape, le christianisme devient vraiment « la religion de la sortie de la religion », pour parler comme Marcel Gauchet, et se confond avec le mouvement de la société moderne. Le christianisme n’est plus un culte, mais une morale : effacement de toute trace du divin au profit d’un « humanisme de l’autre homme » . Je reprends à dessein le titre d’un livre d’Emmanuel Levinas.
Humanisme de l’accueil de l’étranger, de l’ouverture à l’autre ; seulement, Levinas affirme que cet humanisme ne peut pas se réduire à l’amour parce que l’humanité n’est pas tout d’une pièce, et l’altérité non plus. L’humanité, c’est la pluralité humaine. Ainsi, des questions se posent : qui est mon prochain ? Qui est le prochain du prochain ? « Il faut à l’amour, dit Levinas, la sagesse de l’amour. »
Avec la morale humanitaire dans laquelle se reconnaît et s’accomplit le néochristianisme, la sagesse de l’amour est congédiée. Le philosophe Gianni Vattimo formule précisément cette morale : « L’identité du chrétien doit se concrétiser sous la forme de l’hospitalité, se réduire presque totalement à prêter l’oreille à ses hôtes et à leur laisser la parole. » Qu’est-ce aujourd’hui que le Vatican, sinon une ONG planétaire ?
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La vitalité maintenue ou plutôt renforcée de l’ensemble musulman va à l’encontre d’une perspective historique que l’affaiblissement, ou la « sécularisation », du christianisme pouvait sembler valider. L’islam est en tout cas la religion qui ne veut pas finir, et qui s’affirme dans des formes publiques ostensibles et conquérantes, jetant au moins le doute sur le grand récit de la sécularisation. Il défie la conscience de soi sur laquelle a reposé la confiance en soi de l’Europe moderne.
Le progressisme n’envisage pas de reconsidérer son approche de la question religieuse. Alors, que fait-il ? D’une part, il modifie radicalement la définition du progrès pour faire entrer l’islam dans le grand récit. L’Europe ne représente plus le progrès parce qu’elle est le cadre de production d’une nouvelle association humaine, de la société industrielle ou socialiste, comme le pensaient Auguste Comte ou Karl Marx, mais elle représente le progrès au contraire parce qu’elle a renoncé à toute affirmation de soi, se faisant ouverture illimitée à l’autre, y compris lorsque celui-ci va le plus directement à l’encontre de nos principes, spécialement celui de l’égalité entre hommes et femmes. Dès lors que nous mesurons la qualité de notre progressisme à notre disposition à accueillir inconditionnellement l’islam, celui-ci contribue obligeamment à confirmer le grand récit au lieu de le réfuter. Comme il faut malgré tout tenir compte du fait que les moeurs musulmanes heurtent certains de nos principes essentiels, on décrète avec confiance – c’est le mouvement complémentaire dans la stratégie – que la laïcité y pourvoira en imposant aux musulmans d’ôter au moins les signes visibles de la condition subordonnée des femmes. Tandis que le premier mouvement se vante d’accepter les musulmans comme ils sont, le second se promet que la laïcité en fera ce qu’ils doivent être. Ainsi ôte-t-on toute limite à l’accueil de l’islam, soit au nom de sa différence présente, soit au nom de sa ressemblance à venir. Bien sûr, la ressemblance tarde à venir, mais le progressisme vit d’attendre.