17/09/2016
France Info | 16/09/2016 | Histoires d’Info
C’est devenu un leitmotiv. Quand les politiques parlent d’immigration ou d’accueil des réfugiés, ils aiment citer une phrase célèbre prononcée par Michel Rocard : “La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa part.” Répétée et récupérée ad nauseam depuis près de trente ans, la formule de l’ancien Premier ministre, décédé ce samedi à l’âge de 85 ans, laisse libre court à toutes les interprétations. Sauf qu’en réalité, Michel Rocard n’a pas exactement prononcé ces mots. Flashback.
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Pour aller plus loin : Libé du 22/04/2015
On retrouve la trame de cette formule dans un discours prononcé le 6 juin 1989 à l’Assemblée nationale (page 1 797 du document) : «Il y a, en effet, dans le monde trop de drames, de pauvreté, de famine pour que l’Europe et la France puissent accueillir tous ceux que la misère pousse vers elles», déclare ce jour-là Michel Rocard, avant d’ajouter qu’il faut «résister à cette poussée constante». Il n’est nullement question alors d’un quelconque devoir de prendre part à cet afflux.
(…) C’est dans ce contexte, le 3 décembre 1989, que Michel Rocard prononce la formule qui restera dans les mémoires. Michel Rocard est l’invité d’Anne Sinclair dans l’émission Sept sur sept sur TF1. Il précise la nouvelle position de la France en matière d’immigration, et le moins qu’on puisse dire, c’est que ses propos sont musclés. La France se limitera au respect des conventions de Genève, point final, explique-t-il (à partir de 00’19”) :
«Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. La France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile politique […] mais pas plus. […] Il faut savoir qu’en 1988 nous avons refoulé à nos frontières 66 000 personnes. 66 000 personnes refoulées aux frontières ! A quoi s’ajoutent une dizaine de milliers d’expulsions du territoire national. Et je m’attends à ce que pour l’année 1989 les chiffres soient un peu plus forts.»
Après l’émission, Michel Rocard décline la formule à l’envi lors de ses discours les mois suivants, pour justifier de sa politique d’immigration. Le 13 décembre 1989, il déclare ainsi à l’Assemblée nationale : «Puisque, comme je l’ai dit, comme je le répète, même si comme vous je le regrette, notre pays ne peut accueillir et soulager toute la misère du monde, il nous faut prendre les moyens que cela implique.» Et précise les moyens en question : «Renforcement nécessaire des contrôles aux frontières», et «mobilisation de moyens sans précédent pour lutter contre une utilisation abusive de la procédure de demande d’asile politique».
Il la répète quelques jours plus tard, le 7 janvier 1990, devant des socialistes d’origine maghrébine réunis à l’occasion d’un colloque sur l’immigration.
«J’ai beaucoup réfléchi avant d’assumer cette formule. Il m’a semblé que mon devoir était de l’assumer complètement. Aujourd’hui je le dis clairement. La France n’est plus, ne peut plus être, une terre d’immigration nouvelle. Je l’ai déjà dit et je le réaffirme, quelque généreux qu’on soit, nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde», martèle-il devant un parterre d’élus pas très convaincus.
Avant de conclure : «Le temps de l’accueil de main-d’œuvre étrangère relevant de solutions plus ou moins temporaires est donc désormais révolu.» Le reportage de France 2 consacré au colloque insiste sur le silence qui s’installe alors dans l’auditoire, avec un gros plan sur le visage dubitatif de Georges Morin, en charge du Maghreb pour le PS et animateur des débats.
(…) Trois ans plus tard, dans une tribune publiée dans le Monde du 24 août 1996 sous le titre «La part de la France», l’ex-Premier ministre assure que sa formule a été amputée et qu’elle s’accompagnait à l’époque d’un «[la France] doit en prendre fidèlement sa part». Ce qu’il répète dans les pages de Libé en 2009, affirmant ainsi que sa pensée avait été «séparée de son contexte, tronquée, mutilée» et mise au service d’une idéologie «xénophobe». Pourtant, cette seconde partie — censée contrebalancer la fermeté de la première — reste introuvable dans les archives, comme le pointait Rue89 en 2009. Une collaboratrice de Michel Rocard avait alors déclaré à la journaliste : «On ne saura jamais ce qu’il a vraiment dit. Lui se souvient l’avoir dit. En tout cas, dans son esprit, c’est ce qu’il voulait dire. Mais il n’y a plus de trace. On a cherché aussi, beaucoup de gens ont cherché mais on n’a rien.»
(…)