GRAND ENTRETIEN – Le professeur d’études africaines à l’université Duke aux États-Unis, auteur de La Ruée vers l’Europe (Grasset), voit dans l’affaire de l’Ocean Viking un épisode exemplaire de la guerre de religions entre «sans-frontierisme» et «rideau-de-ferisme».
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En 1960, au moment des indépendances au sud du Sahara, moins de 30.000 Subsahariens vivaient en France ; aujourd’hui, si l’on compte la première et la deuxième génération, ils sont près de 2 millions. En 1980, 4% des immigrés arrivant en France venaient du sud du Sahara ; en 2020, toujours selon les chiffres de l’Insee, leur proportion était de 18%. Cette pression migratoire ne se relâchera pas, alors que la population africaine – quelque 300 millions d’habitants en 1960 – passera de 1,4 milliard aujourd’hui à 2,5 milliards en 2050, le temps d’une génération.
La pression montante se fait sentir même aux États-Unis. Entre 2000 et 2010, davantage d’Africains y sont arrivés – plus de 400.000 – que pendant les trois siècles et demi qu’a duré la traite transatlantique.
On analyse souvent la migration africaine du point de vue extérieur, notamment européen. Par exemple ce qui concerne le besoin de main-d’œuvre. Mais qu’en est-il du point de vue africain?
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Mais le drame de l’Afrique, c’est que chaque migrant qui la quitte renforce le sentiment d’échec collectif. Car ce sont les plus dynamiques, les membres de la classe moyenne émergente, qui ont les moyens de partir. Or, si même eux ne croient pas à l’avenir du continent, quel espoir reste-t-il à la masse des plus pauvres? Je connais un village au Sénégal où les jeunes filles ne veulent épouser que les garçons «assez garçon» pour aller chercher une vie meilleure en Europe. Partout sur le continent, une nouvelle inégalité divise les villages autant que les quartiers en ville, entre ceux qui ont «quelqu’un à l’étranger» et les autres. Les premiers font envie, les barres d’armature de leurs maisons pointent vers le ciel en attendant la construction d’un étage supplémentaire, leurs enfants poursuivent leurs études et peuvent se faire soigner. Les autres, pour ne pas rester «paumés», rivalisent d’efforts pour les égaler. L’Europe est leur loterie. Comment ne pas se demander à quoi ressemblerait une Afrique qui bénéficierait de toute cette énergie actuellement mobilisée pour lui tourner le dos ?