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Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, deux jeunes fils d’immigrés algériens, Malik Oussekine et Abdelouahab Benyahia, dit Abdel sont tués, dans deux endroits différents à Paris, par des policiers. La mort de Malik Oussekine, 22 ans, s’est déroulée sous trop de regards, impossible à masquer. Celle de Abdel, 20 ans, tué à bout portant par un policier devant un bar à Pantin, fera l’objet d’un traitement particulier qui consiste à la rendre invisible.


Pendant 48 heures, la famille de Abdelouahab ne reçoit aucune nouvelle ni de la police, ni des hôpitaux et on leur fait même croire qu’il est toujours vivant. Deux tués en une nuit des mains de la police, c’est trop a décidé leur chef, Charles Pasqua. Il faut en masquer un. Le travail d’invisibilisation du cas Abdel commence, contrarié cependant par la mobilisation de sa famille et de la mobilisation des jeunes de la cité des 4000 à la Courneuve.


Le film « Nos frangins » de Rachid Bouchareb, à l’ambition de donner « une voix aux morts anonymes », selon la formule du journal l’Humanité. Sur le site de la ligue des droits de l’homme française (LDH), il est dit que Rachid Bouchouareb et sa co-scénariste Kaouther Adimi ont fait pour la réalisation de cette fiction un « travail de recherche approfondi sur ces deux affaires : plongée dans les archives, entretiens avec des membres des deux familles… »
Sauf que la famille d’Abdel dément. Le réalisateur n’a pas pris la peine de les contacter. Elle s’indigne de la poursuite de l’invisibilisation de son cas. Dans une lettre ouverte – que nous publions ci-contre- ils s’élèvent également contre la manière, jugée insultante et relevant de clichés, dont est présenté le père de Abdel.

Moralité, les bonnes intentions ne remplacent pas le travail de documentation mené avec sérieux.

Nous, frangins d’Abdel

Lettre ouverte à propos du film Nos Frangins

Nous, frangins d’Abdelouahab Benyahia, dit Abdel, n’avons pas été concertés pour le film Nos Frangins, qui évoque les morts d’Abdel à Pantin et de Malik Oussekine à Paris, tués par des policiers dans des contextes différents, la nuit du 5 au 6 décembre 1986. Et notre père n’a pas du tout été informé de ce projet de film. Or un des rôles principaux, joué par un comédien, est censé le représenter aux lendemains du drame. Personne n’a demandé l’accord préalable de notre père. A titre de comparaison, Antoine Chevrollier, le réalisateur de la mini-série Oussekine diffusée en mai 2022, nous avait demandé l’autorisation de reproduire ne serait-ce que la banderole avec le portrait d’Abdel, ce que nous lui avons volontiers accordé.

Le réalisateur de Nos Frangins lui, reconnaît qu’il n’a pas associé les familles au projet, volontairement, qu’il a juste parlé au téléphone avec un d’entre nous, « mais très peu ».*

C’est inadmissible, et nous tenons à le faire savoir haut et fort sur la place publique, sans préjuger de possibles poursuites pour atteinte à l’image ou à la réputation de notre famille.

Alors certes, il s’agit d’une fiction cinématographique, mais le cinéma ne permet pas tout et n’importe quoi, surtout lorsqu’il s’agit de faits et de personnages réels cités en nom propre. Est-ce par ignorance ou par choix délibéré que notre père apparaît dans cette fiction comme un personnage effacé et hagard, qui subit et accepte sans broncher les injustices, contrairement aux jeunes ?

A travers cette caricature, le réalisateur prétend tracer un portrait représentatif des immigrés de la première génération qui d’après lui rasaient les murs. C’est stéréotypé, indigne et surtout, nous concernant, complètement faux ! On ne peut pas généraliser ainsi.

La singularité de notre père, c’est d’avoir pris la parole très tôt et d’avoir manifesté à chaque fois dans le cortège de tête. Même si on s’est réparti les tâches, il a suivi les événements de bout en bout.

Photos et images vidéo l’attestent : dès le lundi 8 décembre 1986, notre père intervient publiquement lors d’une conférence de presse transformée en meeting improvisé à La Courneuve, tout en brandissant le portrait d’Abdel. Le lendemain, il est à la tête de la manifestation partie de la cité des 4 000 où nous habitions alors, et qui ira jusqu’aux Quatre Chemins, sur le lieu du drame. Toute la famille y participe. Avec notre maman, bien sûr !

Pourquoi dans cette fiction, notre famille réunie est-elle si absente ?

Par ailleurs, le réalisateur prétend que la rencontre entre la famille de Malik et la nôtre « n’a pas existé » *2, mais qu’il la suscite grâce à sa fiction. Encore une fois, c’est faux. Différents membres des deux familles se sont bien rencontrés à plusieurs reprises, par exemple lors de réunions ou de meetings du Comité Justice pour Abdel. Et dès nos premières manifs, nous avions une grande banderole qui disait « Abdel, Malik, plus jamais ça ! ».

Puis nous avons défilé ensemble lors d’une manifestation à Paris, un an après, derrière la banderole « Nous n’oublions pas ». D’autres familles aussi étaient présentes, dont celles des blessés victimes de la répression policière des manifestations étudiantes contre le projet de réforme Devaquet.

Enfin, l’opposition sociale entre nos deux familles, sous-entendue par ce film, est grotesque. Le grand frère de Malik est présenté comme un jeune entrepreneur à belle allure qui sait tenir tête à l’inspecteur de police, tandis que nous autres sommes réduits à la caricature d’un gamin de banlieue à la révolte erratique. Pourtant, avec les Amis d’Abdel et le comité, avec les avocats aussi, nous sommes restés mobilisés jusqu’au bout, dans une dynamique collective dont nous sommes fiers. Nous avons ainsi obtenu, entre autres, la requalification du meurtre d’Abdel en homicide volontaire, l’incarcération puis la condamnation du policier à sept ans ferme.

Nous savons que cela ne suffira pas pour que les crimes cessent. Mais, plutôt que de débattre sans fin sur la lourdeur appropriée de la peine, rappelons le message public de notre père à la fin du procès en novembre 1988 : « Mon fils est parti. On est là pour les vivants, on est là pour que d’autres policiers ne tirent pas encore ».*3

Nos Frangins n’apporte aucune révélation, aucun élément nouveau dans l’affaire Abdel, soi-disant cachée ou oubliée. Ce film de fiction permet peut-être d’en reparler au grand public, mais cela au risque d’une distorsion des faits et de la défiguration de ses protagonistes. Il passe notre mobilisation à la trappe. Sans doute a-t-elle été trop indépendante par rapport à certaines organisations qui ont échoué dans leur velléité de nous instrumentaliser et qui, avec ce film, tentent de recommencer ! Mais ils n’effaceront pas nos traces. Notre mémoire est là, intacte, et nos archives aussi. Nos tracts, photos, bandes sons, vidéos etc. sont disponibles pour les gens intéressés et pour les générations futures. Vous pouvez d’ores et déjà les consulter.

La Courneuve, 2 décembre 2022

www.24hdz.com

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