Une note de la Fondation Jean-Jaurès, un “Think Tank progressiste”, intitulée “Ambitieux sur les retraites, ferme sur l’immigration : le modèle social-démocrate danois (2016-2022)“ décortique le virage de la gauche danoise… et juge sévèrement le déni de la gauche française sur ce sujet. .
Et si la gauche française avait perdu le soutien massif des classes populaires à cause de son absence de doctrine sur les questions d’immigration ? La thèse n’a rien d’original – tout cela est même parfaitement documenté sondage après sondage –, mais il est rare que cette réalité soit admise ou même débattue au sein de la gauche…
En effet, accepter cet état de fait, c’est briser un tabou qui oblige à s’engager sur la voie de la rénovation programmatique et à courir le risque de se retrouver mis au ban de sa propre famille politique. […]
Alors que la France ouvre un débat sur la réforme des retraites, des pays européens font des choix différents et, parmi eux, le Danemark. Renaud Large analyse la manière dont les sociaux-démocrates danois ont fait de la préservation de l’État providence le corollaire de positions fermes sur l’immigration, une spécificité par rapport aux autres gauches européennes.
« J’suis pas inscrit sur la mappemonde / […] Y a pas d’pays / Si tu le veux / Prends le mien / Que Paris est beau quand chantent les oiseaux / Que Paris est laid quand il se croit français1 » : en 2000, le groupe de rock alternatif Les têtes raides chante aux côtés de Noir Désir un hymne en faveur de l’accueil inconditionnel des immigrés, quelques années après l’occupation de l’église Saint-Bernard par des « sans-papiers ». La chanson symbolise la pensée de gauche depuis plusieurs décennies. Les entraves à la liberté de circulation des hommes, particulièrement ceux qui vivent dans un pays pauvre, sont vécues comme autant d’entailles au contrat humaniste français. Le 2 décembre 2022, le député « insoumis » Louis Boyard interpelle le ministre de l’Intérieur sur Twitter sur la situation inhumaine de 342 migrants mineurs vivant sous un pont à Ivry-sur-Seine. À gauche, on juge que le contrôle des frontières, surtout s’il vise à réduire les flux de population entrant illégalement dans l’Hexagone, est le cache-sexe du nationalisme et de la xénophobie. La présidente du groupe « insoumis » à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, explique en réagissant à l’accueil du navire Ocean Viking transportant des migrants : « Chaque fois qu’un sujet dur en matière de politique intérieure [émerge], vous avez l’extrême droite, aidée par le porte-flingue d’Emmanuel Macron sur les terres d’extrême droite, Monsieur Darmanin, qui ne cesse d’agiter la peur2. » On peut comprendre cet état d’esprit. Après vingt ans de matraquage et de montée en puissance de l’extrême droite sur le thème de l’immigration, le sujet devient radioactif pour toute personne qui lutte avec sincérité contre la peste brune. À gauche, on continue donc de marteler que l’accueil inconditionnel des sans-papiers constitue la seule politique humaniste envisageable. En novembre 2021, face au blocage de migrants à l’Est, la future députée EE-LV Sandrine Rousseau estime qu’« il faut les accueillir, ce sont nos valeurs européennes3 ». D’autres préfèrent garder le silence sur le fait migratoire, de peur de déclencher une polémique mortifère pour son propre camp. L’ancien ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique et candidat à la présidentielle Arnaud Montebourg avait fait les frais de ce débat miné à gauche en novembre 2021. Invité sur la radio RTL, il indique vouloir « bloquer temporairement les transferts d’argent (des) particuliers vers les pays qui ne coopèrent pas avec la France pour faire appliquer les obligations de quitter le territoire français4 ». Avec cette proposition « Western Union », le candidat a essuyé des critiques quasi unanimes de la part des responsables politiques de gauche.
En matière d’immigration, trois stratégies sont donc appliquées à gauche. Premièrement, la stratégie de l’autruche consiste à s’inscrire à contre-courant des préoccupations des Français sur l’immigration (53% des Français, dont 55% d’ouvriers et d’employés, estiment que la lutte contre l’immigration clandestine est un thème prioritaire pour les mois à venir5), en sécurisant un public hostile à la fermeté en matière migratoire. Par exemple, en marge d’un meeting à Rennes, la députée « insoumise » Clémentine Autain rend visite à des associations et des migrants sans abri en février 2022. Elle déclare alors : « Il n’y a pas assez d’hébergements d’urgence ni de prise en charge de la préfecture des personnes en détresse […]. Ce sont des énergies associatives et citoyennes qui font le travail de l’État et c’est ça qui ne tourne pas rond. D’autant plus qu’on est dans un climat pré-fasciste qui pèse dans le débat politique […], il faut une autre politique aujourd’hui. […] Une politique de fraternité, comme le rappelle notre devise : liberté, égalité, fraternité6. » Deuxièmement, la stratégie de l’esquive est mise en œuvre à gauche. Il s’agit de minimiser l’importance de l’immigration dans l’opinion publique, tout en plaidant pour le maintien du statu quo « gestionnaire » en la matière. Durant la campagne présidentielle, l’eurodéputé Yannick Jadot, invité du 20h22 de France 2, déclare : « Moi je ne vois pas de problème avec l’immigration en France aujourd’hui […]. Il faut une politique migratoire européenne. C’est par l’Europe que l’on construira notre responsabilité, y compris en tenant nos obligations7. » Cette tactique implique que l’actualité globale porte davantage sur les thématiques économiques et sociales. Elle peut souvent se révéler payante, puisque les doubles crises sanitaire et inflationniste ont eu tendance à faire reculer les sujets régaliens dans les priorités des Français, au profit de la santé (prioritaire pour 83% des Français, en progression de 2 points sur un trimestre8) ou la hausse des prix (prioritaire pour 79% des Français, en progression de 2 points sur un trimestre9). Troisièmement, la stratégie du caméléon a pu émerger à gauche avec un succès très relatif. Elle entraîne généralement un procès en « droitisation » de son émissaire qui se retrouve cloué au pilori par sa famille politique. Certains responsables politiques, à l’image de Manuel Valls, reprennent la vision de la droite sur l’immigration. Lors du grand rendez-vous Europe 1, l’ancien Premier ministre veut « appuyer sur le bouton stop » en matière d’immigration10. Généralement, le sujet est « attrapé » de manière isolée, sans le lier aux thématiques économiques et sociales pour le penser comme un corps de doctrine propre à la gauche. On reprend les mots et les concepts de l’adversaire dans une sorte de « copier-coller » intellectuel qui n’est pas digéré et intégré au substrat idéologique de son propre camp. En pareilles circonstances, la greffe ne prend pas et elle est rejetée violemment par le « corps » de gauche.
Quel enseignement du renouveau de la social-démocratie danoise pour la France ?
À gauche, en France, nous ne sommes pas des sociaux-démocrates nordiques, c’est une évidence. Nos cultures politiques divergent fortement et nous ne pouvons répliquer ce modèle. Néanmoins, le cas danois nous invite à nous poser quelques questions sur la pertinence de nos propositions en matière d’immigration. Si la conquête électorale de la France périphérique et populaire est l’objectif, la gauche française dispose d’un programme extrêmement lacunaire sur l’immigration. Rappelons que 55% des ouvriers et des employés estiment que la lutte contre l’immigration clandestine est un thème prioritaire pour les mois à venir26. Le Rassemblement national prospère précisément sur les silences et les faiblesses coupables de la gauche sur le sujet. La perte d’influence de la gauche dans les sous-préfectures françaises illustre parfaitement ce mouvement électoral27. Si nous voulons sortir de cette tétanie programmatique, sommes-nous dès lors condamnés à courir après le programme de la droite ou de l’extrême droite ? La réponse est fermement négative, là encore, c’est une évidence. Alors, que faire ? […]