Vous parlez d’instinct de survie, d’angoisse existentielle. Qu’est-ce qui selon vous menace ces catégories d’effacement ?
La contestation sociale et politique d’aujourd’hui, n’est pas un remake des Misérables , elle n’est pas un soulèvement de « pauvres » et ne vise pas non plus l’obtention de nouveaux droits sociaux. Il n’est pas porté par une aspiration à un « nouveau monde » mais au contraire, il vise la poursuite de l’ancien ; un monde où la majorité ordinaire était encore au « centre ». Au centre des rouages de l’économie, au centre des préoccupations de la classe politique et au centre des représentations culturelles.
Cette révolte est animée par la conviction d’avoir été dépossédé de ses prérogatives, d’avoir peu à peu été mis au bord du monde. Ses ressorts profonds, et c’est bien là sa spécificité, ne sont pas seulement matériels, mais surtout existentiels. Cette dépossession est d’autant plus violente qu’elle s’accompagne d’une perte d’un statut essentiel : celui de référent politique et culturel. Cette angoisse existentielle est renforcée par le refus des élites de reconnaître ses trois échecs les plus saillants sur la mondialisation libérale, la métropolisation et sa gestion des flux migratoires.
Diriez-vous que des décisions de détail –fin du timbre rouge, crise des boulangers, extinction des commerces dans les villes moyennes… – participent de cette inquiétude ?
Le jeu du pouvoir est évidemment de segmenter, de jouer sur des mesures catégorielles, de faire croire que nous ne sommes face qu’à une contestation des marges, de certaines catégories ou de certains territoires. La réalité est que ce qui joue sous nos yeux c’est la disparition de ce qu’on appelait jadis de la classe moyenne occidentale. Les néolibéraux qui ont initié ce modèle (mondialisation, métropolisation) et les néo-keynésiens du « quoi qu’il en coûte » (qui permettent au modèle de perdurer) jouent main dans la main. Ils accompagnent en douceur cette disparition en feignant de répondre à l’inquiétude par la distribution de chèques ou de quelques dotations sur les territoires.
Quelle place donner à l’immigration anarchique et à la délinquance qui parfois en découle dans cette inquiétude ?
Sur l’Insécurité comme sur l’immigration – auxquelles il faut bien évidemment ajouter les thématiques qui s’y rattachent comme l’échec de l’État régalien et la survie de l’État-providence – tout a été dit… depuis si longtemps ! Sur la question des flux migratoires par exemple la démographe Michèle Tribalat a tout écrit il y a plus de 30 ans. Contrairement à ce qu’affirment les médias, ces sujets sont parfaitement consensuels dans les milieux populaires et ce quelle que soit.
L’explosion des violences aux personnes et plus généralement la diffusion de la délinquance sur l’ensemble du territoire ont fait voler en éclats un cadre essentiel aux yeux des gens ordinaires, celui de la maîtrise de l’espace public. Les manquements de l’État et l’autisme d’une bourgeoisie qui surjoue la posture morale (en se protégeant bien sur des effets de l’insécurité et de l’immigration) sont vécus par la majorité ordinaire comme une négation de leur existence. Mais si, sur ces sujets, la brume médiatique et académique est épaisse, elle n’effacera jamais la réalité. C’est ce qu’ont compris les élites scandinaves qui en quelques années ont été capables de penser contre elles-mêmes et tout simplement de faire preuve de responsabilités sur ces sujets vitaux. Un sens de la responsabilité collective et du bien commun qui, pour l’heure, reste totalement étranger à la bourgeoisie progressiste.
Référendum de 2005, «gilets jaunes» et même réforme des retraites, une majorité hétéroclite s’agrège dans un front de refus mais elle ne trouve pas de débouché politique positif…
Cette majorité ordinaire présentée par une part du monde médiatique et académique comme une masse anomique composée d’abrutis a effectivement quelques difficultés à imposer son diagnostic à une classe politique « netflixisée » qui considère que la majorité n’existe pas (pas plus que le pays d’ailleurs) et qui désormais bâti ses programmes en ciblant des panels socioculturels.
Contrairement à ce qu’on pense la diabolisation ne vise pas prioritairement ce qu’on appelle « l’extrême droite ». Tout cela n’est que du spectacle. Le principal objet de la diabolisation est de délégitimer le diagnostic solide et rationnel des gens ordinaires ; un diagnostic parfaitement incompatible avec les intérêts des classes supérieures. Cette diabolisation permet au pouvoir de se maintenir sans projet, si ce n’est celui de gérer le chaos. Mais tout cela reste très fragile. Aujourd’hui le narratif dominant ne convainc plus que les bénéficiaires du modèle et une majorité de retraités. La réalité est qu’aujourd’hui la majorité ordinaire est le seul ensemble socioculturel cohérent, le seul socle sur lequel on puisse reconstruire un dessein politique commun. Autonome, sûre d’elle-même, affranchi du clivage gauche-droite et de la tutelle des syndicats ou des partis, la majorité ordinaire, c’est-à-dire la société elle-même, est engagée dans un mouvement existentiel. Ce n’est pas seulement son pouvoir d’achat qui est en jeu mais son être. Il ne manque qu’une étincelle pour qu’elle s’exprime dans la rue ou dans les urnes. Ce n’est qu’une question de temps.
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