Comment naissent les inégalités sociales à l’école ? On dispose de peu de données sur l’école maternelle, mais les écarts entre catégories sociales émergent dès ce moment de la vie des enfants. Elles sont déjà présentes en CP. L’un des vecteurs majeurs de leur apparition est l’apprentissage de la lecture. Pour apprendre à lire, il faut disposer d’un socle de mots suffisants. Plus on apprend à lire tôt, plus les inégalités de réussite sont grandes car les milieux favorisés ont une longueur d’avance. « À l’entrée au cours préparatoire, les enfants au vocabulaire les plus pauvres connaissent une moyenne de 500 mots environ ; ceux moyennement pourvus atteignent 1 000 [mots] ; le groupe le mieux pourvu à peu près 2 500 », écrit le linguiste Alain Bentolila [1]. « Ces inégalités sont d’autant plus préoccupantes que nous savons aujourd’hui qu’un déficit grave de vocabulaire risque de perturber gravement l’apprentissage de la lecture ». Selon une étude de l’Institut national d’études démographiques menée en 2013, sur 100 mots proposés, les enfants de deux ans dont la mère avait un niveau de fin de troisième en connaissaient 70, contre 80 pour ceux dont la mère avait au moins une licence [2].
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Il existe deux manières de réduire les inégalités face à la lecture. La première est de tenter de développer le vocabulaire des enfants de milieux populaires dès les premières années de leur vie. Des dispositifs en ce sens ont été très à la mode et ont vu le jour en France dans les crèches, comme « parler bambin » [3]. Cela demande des moyens considérables, pour des effets incertains. « Parler Bambin ne semble pas avoir d’effet sur le développement langagier des enfants mais produit un léger impact positif à court terme sur leur développement socio-affectif (confiance en soi, relations avec les autres). Cet effet ne se maintient pas à long terme », estime une évaluation menée par l’Institut des politiques publiques [4] .
C’est simplement prendre le problème à l’envers. Il serait à la fois plus juste et plus efficace de repousser d’un an l’âge d’apprentissage de la lecture à l’école. Dans les pays scandinaves, là où les niveaux scolaires sont les plus élevés et les inégalités réduites, on apprend à lire à l’école vers l’âge de sept ans, un an plus tard qu’en France, par exemple. Comme le montrent les résultats des études Pisa [5] de l’OCDE, il n’existe aucun lien entre le fait de savoir lire tôt et le niveau ultérieur des individus. Les élèves français sont moyens. La lecture dès six ans n’a aucune utilité d’un point de vue éducatif, mais a pour effet, comme on l’a vu, de mettre très vite en situation d’infériorité les jeunes enfants des classes populaires.
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En réalité, cette politique est inimaginable dans un pays arc-bouté sur ses traditions, où l’on préfère débattre sans fin de la « bonne » méthode de lecture. Attendre le CE1 pour enseigner la lecture serait une hérésie aux yeux d’une partie de la bourgeoisie culturelle française qui y voit un « nivellement par le bas ». Ce changement des programmes aurait pourtant deux effets majeurs : réduire les tensions liées à la compétition scolaire dans les plus petites classes et réduire les inégalités sociales à l’école.
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