Hicham Benaissa est docteur en sociologie, rattaché au laboratoire du Groupe sociétés, religions, laïcités de l‘Ecole pratique des hautes études et du CNRS. Il publie dans Le Monde une tribune sur la mort he Nahel M. qui s’inscrirait «dans la continuité historique des crimes racistes commis à l’encontre des Noirs et des Arabes de ce pays» et «conduira inévitablement (mais à quel prix ?) vers un travail collectif de redéfinition des principes de la nation française, à partir de la diversité de ses composantes».
Il y a plus de soixante ans, le 17 octobre 1961, la police réprime dans le sang une manifestation d’Algériens à Paris. Des dizaines de morts par balle. Certains sont jetés dans la Seine, meurent noyés. Ils sont des centaines à être blessés, mis en détention, frappés à coups de crosse. En 1973, le racisme s’exprime dans sa banalité la plus extrême. […] Plus récemment encore : Zyed Benna, 17 ans, et Bouna Traoré, 15 ans, en octobre 2005, Adama Traoré en juillet 2016, et Nahel M. en juin. Pourquoi ce dernier est-il mort ? Parce que c’était prévisible. Il avait plus de risque d’être abattu par un policier qu’un autre jeune homme de son âge issu de milieu et d’origine différents. […] . L’histoire de la mort de Nahel M., c’est l’histoire d’un corps frappé, dès son plus jeune âge, du sceau du mépris de classe et de race.
Sa mort n’est pas un accident, ni un fait divers perdu dans le flux chaotique du présent. Elle s’inscrit dans la continuité historique des crimes racistes perpétrés à l’endroit des Noirs et des Arabes de ce pays. Depuis une date inconnue, la société française entretient avec le corps de Nahel M., et de tous les autres, une relation raciale, seule explication valable permettant de justifier, des dizaines d’années après, leur agglomération continue dans les mêmes lieux délabrés et méprisés, à la périphérie des grandes villes. […]
Parce que si le racisme trouve sa forme la plus violente dans le crime, il est avant toute chose un rapport banalisé à la société entière. Il vient se loger jusque dans l’intimité, dans le rapport à soi, puis dans le rapport aux autres, aux institutions, à l’école, au logement, au travail, à la justice. […]
Mais on se trompe dangereusement si l’on croit que le feu est éteint et qu’on peut tranquillement retourner à nos affaires. Cela reviendra, parce qu’il y a ici la nature d’un fait social régulier, objectif et général. Avec une particularité supplémentaire : le conflit ne se situe plus uniquement sur le terrain du social mais aussi sur le plan des idées. L’explication traditionnelle de ces révoltes est aujourd’hui concurrencée par des théories et des argumentaires d’une classe moyenne supérieure culturelle et économique partageant avec cette jeunesse une histoire commune.
Cette lutte sociale et intellectuelle nous conduira inévitablement (mais à quel prix ?) vers un travail collectif de redéfinition des principes de la nation française, à partir de la diversité de ses composantes. Comme souvent dans l’histoire de France, cela passera sans doute par une réorganisation institutionnelle de son régime. La Ve République s’est ouverte en pensant tourner définitivement la page avec son passé colonial. La VIe devra le regarder en face.