« Ahmed fut broyé, broyé jusqu’à l’os, l’os des chiens. » Cette phrase, tirée du dernier livre de l’écrivaine et sociologue Kaoutar Harchi, Comme nous existons (Actes Sud, 2021), donne un écho assourdissant à la mort de Nahel M., tué le 27 juin par un tir policier. Déjà, il était question de la mort d’un jeune homme à la suite de violences policières. « La violence s’est alors mêlée à notre vie, dans l’indécence, dans l’impudeur. Nous fûmes dépouillés de nous-mêmes », écrivait Kaoutar Harchi dans une enquête autobiographique ultrapuissante. Quelques jours après le drame de Nanterre, on la rencontre à la terrasse d’un café parisien, sa valise à portée de main, prête à quitter au plus vite l’agitation de la capitale qu’elle ne supporte plus. Elle vit désormais tout près du lac Léman. A 36 ans, cette fille d’immigrés marocains évoque son « travail émotionnel pour ne pas rester dans quelque chose de trop dévorant ». Et la voilà déjà dans l’analyse de cette crise : « Ça fait ressurgir, comme un geyser, des frontières raciales très fortes. »
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Vous décrivez « l’acharnement » de vos parents à vous « placer » dans la meilleure institution scolaire : un collège privé catholique. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
C’était à la fois le grand malheur de ma vie et le grand bonheur de mes parents. J’y suis restée de la 6e jusqu’au bac, ils ont fait des sacrifices douloureux pour payer toutes ces années. La vie scolaire était très hiérarchisée, tout était contrôlé, surveillé. On faisait attention aux relations entre filles et garçons : les filles devaient être « des filles bien », pas trop maquillées, etc. Ça s’est compliqué pendant les cours de sport, notamment, notre hantise à toutes ! On se retrouvait convoquées parce qu’on n’avait pas voulu mettre un short ou aller à la piscine. De la part des jeunes filles arabes ou noires, cette attitude suscitait une sorte de suspicion. On était vues comme manipulées par nos parents, alors qu’on ne parlait pas du tout de ça avec eux.
En dehors de ce genre de discriminations, je me sentais double, j’avais l’impression d’être à côté. J’étais là physiquement, mais mentalement toujours préoccupée par les histoires familiales. J’avais plusieurs vies et je passais facilement de l’une à l’autre. Je n’ai jamais considéré qu’un monde était meilleur que l’autre, ou plus enviable. Je n’ai jamais eu de désir d’ascension sociale. La vie bourgeoise ne m’attirait pas, je voulais juste résoudre nos problèmes, avoir une vie simple et agréable.
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L’écriture, pour vous, correspond-elle à un mode d’action ?
A chaque fois que j’ai sorti un livre, j’ai été convaincue que ma vie allait être transformée. Certaines autobiographies représentent des règlements de comptes familiaux. Moi j’avais l’idée que je causerais des problèmes à ceux qui font des problèmes à mes parents. Je me sens très à l’aise avec l’écriture comme revendication. Plus vous écrivez, plus vous devenez intolérant. Je me suis radicalisée, politisée.
Je ne voulais pas d’une littérature qui soit juste du divertissement. J’ai « dilaté » ma famille. Je me suis retrouvée à parler à un public imaginaire d’autres parents des classes populaires. J’écris pour ces gens-là, je peux les venger. Comme si j’avais cherché mes parents et fini par trouver un groupe social, une génération liée à une condition historique qui est celle de l’immigration, de l’épreuve du racisme, des difficultés du monde du travail. Toute cette vie vulnérable. Je suis passée de quelque chose de très intime à quelque chose de collectif, émotionnel, politique… Quand on lit Annie Ernaux, on ne présuppose pas qu’elle appartient à une race. Dans mon cas, le mot race – dans sa dimension politique – permet de porter plainte, de porter la plainte. Et je trouve ça très bien quand c’est plaintif : quand c’est inacceptable, les gens ont raison de le dire. Moi je porte la plainte avec beaucoup d’élan.