La peinture verte de la villa est depuis longtemps ternie. Elle est passée au gris des tombes. La bâtisse est à la fois vieillie, car datant des années 1990 et de l’esthétique bunkérisée de cette époque, et neuve, puisque jamais habitée. Elle est située à la limite d’un village algérien de l’Ouest, là où on a vendu, à prix étudiés, des lots de terrains aux « immigrés » il y a quelques décennies pour encourager leur retour. Car la villa de deux étages, aux fenêtres étroites comme le soupçon, aux portes lourdement lestées de fer forgé, est la maison d’un immigré, ancien conducteur d’engins dans le nord de la France. Ni lui ni ses enfants ne l’ont jamais habité. Elle fut l’oeuvre d’une vie, le compte rigoureux de toutes les économies, le but des longs exodes familiaux en été, mais elle ne deviendra jamais un lieu de vie. « Si vous saviez combien nous a coûté cette maison ! » soupira un lointain cousin.
« Ici, je vois surtout le total de tous les jouets que mes parents m’ont refusés, les vêtements dont j’ai rêvé, les vacances que nous n’avons jamais eues. Toutes mes frustrations. » Le neveu, maintenant homme adulte, marié, est un Français depuis sa naissance, il vit « là-bas », ne revient presque plus en cet endroit. Et s’il est présent aujourd’hui, c’est pour enterrer son père, qu’un vol ramène dans un cercueil final. La maison fantôme ne sera un lieu de retour pour toute la fratrie du « vieux » que pendant trois jours : lorsqu’on rapatria sa dépouille pour l’inhumer. Elle aura servi de maison funéraire, cette villa qui coûta une vie entière. Elle figure le sacrifice le plus douloureux, car le plus inutile.
Ces maisons « fantômes » se voient partout dans les villages algériens, sources de l’immigration ouvrière vers la France. Souvent des villages très pauvres (ce qui explique le départ) et où l’architecture obtuse de ces demeures inoccupées impressionne. Elles étaient destinées au rêve du retour, elles apparaissent l’objet de moquerie, de détestation et lentement tombent en ruine.
Retenons juste ces maisons et leurs tragédies vacantes. Elles signifient une chose terrible : le rêve du retour. Si aujourd’hui les enfants des immigrés algériens ne se sentent pas Français, c’est aussi à cause de ce rêve de retour qu’on leur a implanté dans la tête dès la naissance. Nés pour revenir, ils ne vivront jamais pour s’intégrer, s’assimiler ou devenir français. Ils sont là en stand-by éternel, en mode attente à vie, dans le projet fantasmé de rentrer, partir, être, naître ou mourir. « C’est l’une des rares immigrations au monde qui ne rêve pas de s’établir, mais de construire une illusion de retour », m’expliqua cette semaine un ami.
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Et quand on aspire à revenir vers un pays sans le vouloir, sans l’oser, sans le décider et que l’on vit dans un autre qui nous a donné naissance, qui vous loge et vous nourrit, qui définit votre rêve et non le rêve de vos parents, vous êtes coincé dans un couloir de la petite mort. Vous n’aimez pas votre pays réel, vous rêvez de votre pays imaginaire et vous n’aimez personne, et surtout pas vous.
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Le rêve du retour, chez les parents, est devenu le cauchemar du retour avec la montée des extrêmes droites. Et les voilà entre deux géographies, croient-ils, détruisant le seul pays véritable qu’ils possèdent au nom d’un pays fantôme qui les renferme. Une villa fantôme, un lien fantôme, une identité fantôme et une vie de fantômes qui en veulent à la vraie vie.