Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Aujourd’hui, entretien avec l’historien tunisien Salah Trabelsi. Ce spécialiste de l’esclavage et du monde arabo-musulman revient sur la vague de racisme anti-Noir au Maghreb. Il dénonce l’idéologie du «grand remplacement» qui se répand, selon lui, au Maghreb. Salah Trabelsi est professeur en histoire et civilisation du monde arabe et musulman à l’Université de Lyon 2.
La Tunisie connaît depuis plusieurs mois un regain de propos et d’actes racistes à l’encontre des Noirs. Que se passe-t-il ?
La situation est en effet explosive, en particulier dans la région de Sfax, où de nombreux migrants ont été entassés manu militari dans les localités alentour, après leur interception en mer par les garde-côtes tunisiens. Les marins ont décrit l’arrivée quotidienne de vedettes chargées de dizaines, voire de centaines, de migrants. Or, le gouvernement tunisien refuse de reconnaître que la concentration de migrants dans cette région est en partie de son fait, gère mal cette situation et préfère avancer l’idée selon laquelle la Tunisie ferait l’objet d’un complot international visant à installer des migrants sur son sol.
C’est l’instrumentalisation par les autorités de la théorie complotiste du « grand remplacement » qui a conduit à une tragique généralisation du racisme ces dernières semaines. C’est ainsi qu’on assiste à des scènes terribles, où l’on voit des hommes et des femmes installés à Sfax depuis plusieurs années être chassés de chez eux, frappés, torturés. Et, depuis quelques jours, on observe un phénomène de déportation de migrants, des femmes, des hommes et des enfants, vers le désert à la frontière libyenne.
Des déportations dont on avait déjà entendu parler en Algérie et au Maroc. On a l’impression d’une recrudescence du racisme qui toucherait tout le Maghreb. Est-ce le cas ?
Oui, en effet. A leur tour, les pays du Maghreb adoptent l’idéologie de grand remplacement née en Europe il y a quelques années. On entend de plus en plus ce type de slogans qui en rappellent d’autres à l’oreille française : « la Tunisie aux Tunisiens », « la Tunisie ne peut plus supporter ou accueillir toute la misère du monde »… Et on a vu, en Algérie comme au Maroc, en 2018 et 2019, plusieurs dizaines de milliers de migrants être transférés dans le désert. On a fait de cette pratique quelque chose de presque courant. En outre, les quelques associations qui ont commencé à venir en aide aux migrants sont aujourd’hui considérées comme hors la loi et poursuivies par la police. Certains de leurs membres ont même été arrêtés et interrogés dans les commissariats pour avoir tout simplement tenté d’aider ces migrants. […]
Mais le pays est surtout gangrené par un référentiel racialisé, et même raciste ! Les femmes n’emploient-elles pas ce proverbe abject : « Que Dieu ne noircisse pas nos matrices et celles de nos filles » ? La noirceur de peau est réellement considérée comme la laideur absolue, le signe d’une malédiction. Et, même lorsqu’ils sont musulmans, les Noirs sont considérés comme cultivant un islam douteux, soupçonnés de pratiquer des formes de paganisme redoutables qui viendraient en quelque sorte avilir cette religion. Les mariages mixtes sont donc proscrits, considérés comme dégradants. […]
La remise en cause de notre passé paraît complètement impossible. En Tunisie, comme dans tout le Maghreb et dans l’ensemble des pays arabes, aborder la question des Noirs renvoie immédiatement à celle de l’esclavage. Or, condamner l’esclavage apparaît aux yeux de certains comme attaquer l’islam. […]
Et jusqu’au sommet de l’Etat…
En effet, quelle que soit l’ancienneté de l’enracinement du racisme en Tunisie, jamais nous n’avions entendu un responsable politique prononcer des propos comme ceux du président Kaïs Saïed, en février, lorsqu’il a parlé de « hordes de migrants qui viennent coloniser notre pays et menacer la démographie du pays et son identité arabo-musulmane » . Quand de tels propos sont proférés au sommet de l’Etat, ils encouragent toutes les formes de violence, non seulement envers les migrants mais également envers ceux qui tentent de leur venir en aide.