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[NdeFDS: David Brooks est un journaliste américain du New York Times. On lui doit le terme bobo, contraction de bourgeois-bohème, traduction de l’anglais bourgeois bohemian, qu’il emploie dans le livre intitulé Bobos in Paradise.]

Donald Trump semble être mis en accusation chaque semaine. Pourtant, il domine totalement ses rivaux républicains dans les sondages, et il est à égalité avec Joe Biden pour les élections générales. Les scores de Trump face à Joe Biden sont aujourd’hui plus favorables qu’ils ne le furent jamais au cours de l’année 2020.

Que se passe-t-il ? Pourquoi ce type est-il encore politiquement viable, après tout ce qu’il a fait ?

Nous, les anti-Trump, racontons souvent une histoire pour expliquer cela. Elle a été résumée dans une citation que le politologue Marc Hetherington, de l’université de Caroline du Nord, a récemment donnée à mon collègue Thomas B. Edsall : “Les républicains voient un monde qui change autour d’eux à une vitesse inconfortable, et ils veulent que cela ralentisse, peut-être même qu’il fasse un pas en arrière. Mais si vous êtes une personne de couleur, une femme qui prône l’égalité des sexes ou une personne L.G.B.T., voudriez-vous revenir en arrière, en 1963 ? J’en doute”.

Dans cette histoire, nous, les anti-Trump, sommes les gentils, les forces du progrès et des lumières. Les Trumpers sont des fanatiques réactionnaires et des autoritaires. Dans cette histoire, de nombreux républicains soutiennent Trump quoi qu’il arrive, parce qu’il est le fanatique en chef, l’incarnation de leurs ressentiments, et c’est ce qui compte le plus pour eux.

Je suis en partie d’accord avec cette histoire, mais c’est aussi un monument d’autosatisfaction de l’élite.

Permettez-moi donc de vous raconter une autre histoire. Je vous demande d’essayer un point de vue dans lequel nous, les anti-Trump, ne sommes pas les éternels gentils. En fait, les méchants c’est nous.

Cette histoire commence dans les années 1960, lorsque les diplômés du secondaire devaient partir combattre au Vietnam, mais que les enfants de la classe éduquée obtenaient des sursis à l’université. Elle se poursuit dans les années 1970, lorsque les autorités imposèrent le busing [NdeFDS: amener par bus des enfants noirs des quartiers pauvres dans des écoles plutôt blanches] dans les quartiers populaires de Boston, mais pas dans les quartiers huppés de Wellesley où elles vivent.

L’idéal selon lequel “nous sommes tous dans le même bateau” a été remplacé par la réalité dans laquelle la classe éduquée vit dans son monde là-haut, et tous les autres sont contraints de vivre dans un autre monde ici-bas. Publiquement les membres de notre classe s’expriment toujours en faveur des personnes marginalisées, mais d’une manière ou d’une autre, nous finissons toujours par construire des systèmes qui nous servent nous-mêmes.

Le plus important de ces systèmes est la méritocratie moderne. Nous avons construit tout un ordre social qui trie et exclut les gens sur la base de la qualité que nous possédons le plus : la réussite scolaire. Les parents très instruits fréquentent des écoles d’élite [NdeFDS: très onéreuses], se marient entre eux, occupent des emplois professionnels bien rémunérés et consacrent d’énormes ressources à leurs enfants, qui intègrent les mêmes écoles d’élite, se marient entre eux et transmettent leurs privilèges de classe exclusifs de génération en génération.

Daniel Markovits a résumé des années de recherche dans son livre “The Meritocracy Trap” (Le piège de la méritocratie) : “Aujourd’hui, les enfants de la classe moyenne sont perdants par rapport aux enfants riches à l’école, et les adultes de la classe moyenne sont perdants par rapport aux diplômés de l’élite au travail. La méritocratie empêche la classe moyenne d’accéder aux opportunités. Ensuite elle culpabilise ceux qui perdent cette compétition pour le revenu et le statut, alors que même lorsque tout le monde joue selon les règles, seuls les riches peuvent la gagner”.

La méritocratie n’est pas seulement un système d’exclusion, c’est une philosophie. Au cours de sa présidence, Barack Obama a utilisé plus de 900 fois le mot “intelligent” dans le contexte de sa politique. L’implication était que toute personne qui n’était pas d’accord avec sa politique (et peut-être qui n’avait pas étudié le droit à Harvard) devait être stupide.

Au cours des dernières décennies, nous avons pris le contrôle de professions entières et exclu tous les autres. Lorsque j’ai commencé ma carrière de journaliste à Chicago dans les années 1980, il y avait encore quelques vieux travailleurs de la classe ouvrière dans la salle de rédaction. Aujourd’hui, nous ne sommes pas seulement une profession dominée par l’université, nous sommes une profession dominée par l’élite. Seuls 0,8 % des étudiants sont diplômés des 12 écoles de la super-élite (les universités de l’Ivy League, plus Stanford, M.I.T., Duke et l’université de Chicago). Une étude réalisée en 2018 a révélé que plus de 50 % des rédacteurs du New York Times et du Wall Street Journal ont fréquenté l’une des 29 universités les plus prestigieuses du pays.

Dans le magazine Compact, Michael Lind observe que le marché de l’emploi de la classe moyenne supérieure ressemble à un candélabre : “Ceux qui parviennent à se faufiler entre les barreaux de quelques collèges et universités prestigieux dans leur jeunesse peuvent ensuite occuper des postes de direction dans presque tous les secteurs d’activité.

Ou, comme le dit Markovits, “les diplômés de l’élite monopolisent les meilleurs emplois et, en même temps, inventent de nouvelles technologies qui privilégient les travailleurs superqualifiés, rendant les meilleurs emplois meilleurs et tous les autres emplois pires”.

Les membres de notre classe s’isolent également dans quelques zones métropolitaines en plein essor : San Francisco, Washington, Austin, etc. En 2020, Biden n’a remporté que 500 comtés environ, mais ensemble, ils représentent 71 % de l’économie américaine. Trump a remporté plus de 2 500 comtés, qui ne représentent que 29 % de l’économie américaine. Une fois que nous avons trouvé nos clans, nous n’en sortons plus beaucoup. Dans l’ouvrage “Social Class in the 21st Century”, le sociologue Mike Savage et ses co-chercheurs ont constaté que les membres de la classe hautement éduquée ont tendance à être les plus insulaires, si l’on en juge par la fréquence des contacts avec ceux qui ont des emplois différents des nôtres.

Armés de toutes sortes de pouvoirs économiques, culturels et politiques, nous soutenons les politiques qui nous aident. Le libre-échange rend les produits que nous achetons moins chers, mais il est peu probable que nos emplois soient délocalisés en Chine. L’immigration ouverte rend notre personnel de service moins cher, mais les nouveaux immigrants, moins instruits, ne risquent pas d’exercer une pression à la baisse sur nos salaires.

Comme toutes les élites, nous utilisons le langage et les mœurs comme outils pour nous reconnaître les uns les autres et exclure les autres. L’utilisation de mots tels que “problématique”, “cisgenre”, “Latinx” et “intersectionnel” est un signe certain que vous avez du capital culturel qui vous sort par les oreilles. Pendant ce temps, les membres des classes moins éduquées doivent marcher sur des œufs, parce qu’ils ne savent jamais quand est-ce que nous avons changé les bonnes règles d’usage, de sorte que quelque chose qui pouvait être dit il y a cinq ans peut maintenant vous faire renvoyer.

Nous modifions également les normes morales de manière à ce qu’elles nous conviennent à nous-mêmes, sans nous soucier du coût pour les autres. Par exemple, il existait autrefois une norme qui décourageait les gens d’avoir des enfants en dehors du mariage, mais elle a été balayée pendant notre période de domination culturelle, car nous avons érodé les normes qui semblaient porter des jugements ou qui pouvaient entraver la liberté individuelle.

Après l’érosion de cette norme sociale, une chose amusante s’est produite. Les membres de notre classe se sont encore massivement mariés et ont eu des enfants dans le cadre du mariage. Les personnes dépourvues de nos ressources, non soutenues par les normes sociales, étaient moins à même de le faire. Comme le souligne Adrian Wooldridge dans son ouvrage magistral de 2021, “The Aristocracy of Talent”, “Soixante pour cent des naissances chez les femmes n’ayant qu’un certificat d’études secondaires ont lieu en dehors du mariage, contre seulement 10 % chez les femmes titulaires d’un diplôme universitaire”. C’est important, poursuit Wooldridge, car “le taux de monoparentalité est le prédicteur le plus significatif de l’immobilité sociale dans le pays”.

Cela signifie-t-il que je pense que les personnes de ma classe sont vicieuces et méchantes ? Non, la plupart d’entre nous sont sérieux, gentils et animés d’un esprit civique. Mais nous bénéficions et tenons pour acquis des systèmes qui sont devenus oppressifs. Si les institutions d’élite sont devenues si politiquement progressistes, c’est en partie parce que leurs membres veulent se sentir bien dans leur peau alors qu’ils participent à des systèmes qui excluent et rejettent.

Il est facile de comprendre pourquoi les membres des classes les moins éduquées concluent être victimes d’une agression économique, politique, culturelle et morale – et pourquoi ils se sont ralliés à Trump, qu’ils considèrent comme leur meilleur guerrier contre la classe éduquée. Trump a compris que ce ne sont pas les entrepreneurs qui semblent les plus menaçants pour les travailleurs, mais la classe professionnelle. Trump a compris qu’il y avait une forte demande pour un leader qui nous mettrait quotidiennement le poil à gratter dans le dos et rejetterait l’ensemble du régime épistémique que nous avons mis en place.

Si le populisme défiant est votre vision fondamentale du monde, les actes d’accusation contre Trump semblent n’être qu’une nouvelle escarmouche dans la guerre des classes entre les professionnels et les travailleurs, un nouvel assaut d’une bande d’avocats de la côte qui veulent faire tomber l’homme qui leur tient tête de la manière la plus agressive. Bien entendu, les inculpations ne poussent pas les partisans de Trump à l’abandonner. Ils les poussent à devenir plus férocement loyaux. C’est l’histoire des sondages de ces six derniers mois.

Les partisans de Trump ont-ils raison de dire que les inculpations ne sont qu’une chasse aux sorcières politique ? Bien sûr que non. En tant que membre à part entière de ma classe, je fais toujours fondamentalement confiance au système juridique et aux arbitres neutres de la justice. Trump est un monstre, comme nous le disons tous depuis des années, et il mérite d’aller en prison.

Mais le contexte est plus large. Comme l’a écrit le sociologue E. Digby Baltzell il y a plusieurs décennies, “l’histoire est un cimetière de classes qui ont préféré les privilèges de caste au leadership.” C’est le destin avec lequel notre classe flirte aujourd’hui. Nous pouvons condamner les populistes trumpiens toute la journée jusqu’à ce que les vaches rentrent à la maison, mais la vraie question est de savoir quand nous cesserons d’adopter des comportements qui rendent le trumpisme inévitable.

The New York Times

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