« CE N’EST pas l’islam ! » Combien de fois cette négation aura été opposée par des responsables musulmans après l’agression mortelle d’innocents au cri d’ « Allah akbar » , « Dieu est le plus grand ». À Arras, le vendredi 13 octobre, dans la cité scolaire Gambetta-Carnot, après l’assassinat du professeur Dominique Bernard, certains ont nié que ces mots avaient été prononcés. Or non seulement ils l’ont été, selon plusieurs témoins, mais ils ont été étayés par l’assaillant lui-même alors qu’il s’attaquait à d’autres victimes, comme l’a rapporté le procureur de la République antiterroriste, Jean-François Ricard : « Qui te donne l’air que tu respires ? Qui est le seul Dieu ? » , apostrophait-il dans la cour de l’établissement scolaire. Une invocation explicite de « Dieu » au moment d’un passage à l’acte meurtrier, et l’expression indéniable d’une préoccupation « religieuse ».
Comment nier cette causalité dans le geste de Mohammed Mogouchkov et dans celui des terroristes islamistes ? La question, rarement abordée de front, rôde pourtant dans les esprits, comme une accusation latente de la responsabilité de la communauté musulmane. D’autant que le drame d’Arras n’est pas un incident isolé. De trop nombreux attentats ont été perpétrés au nom de l’islam. Et celui-ci est la répétition d’un scénario macabre, trois ans après l’assassinat du professeur Samuel Paty, où ces enseignants sont tués pour représenter l’école de la République, jugée trop laïque, perçue comme potentiellement destructrice des préceptes et de la foi musulmans.
Mais en quoi l’islam, en tant que religion, aurait précisément une responsabilité dans ce type de meurtres commis par des individus se recommandant de cette confession ? Une semaine après les faits, la communauté musulmane oscille entre un profond embarras, une mauvaise conscience pour certains et, plus majoritairement, un déni de responsabilité, assorti d’une sourde révolte contre « l’amalgame entre islam et violence ». Un reproche adressé en deux directions : à l’assassin parce qu’il a tué en « instrumentalisant la religion » , en la dévoyant, et à la société française qui ne saurait pas dissocier l’acte de ce meurtrier de « la religion ».
Deux communiqués officiels, publiés le 13 octobre, donnent une idée objective de ce malaise. L’un émane du Conseil français du culte musulman (CFCM). Tout en « condamnant fermement l’attaque meurtrière et abjecte » , il reconnaît que « l’auteur de cette attaque odieuse aurait crié Allah akbar, selon des témoins » pour recadrer aussitôt : « Le CFCM tient à préciser que cette expression, érigée par certains en slogan de la lâcheté et de la barbarie terroriste, a été dangereusement galvaudée, alors que dans la tradition spirituelle musulmane elle est le symbole de l’humilité de l’homme devant Dieu . »
L’autre communiqué a été publié le même jour par la Grande Mosquée de Paris. Le texte n’envisage pas un possible mobile religieux, même galvaudé. On y parle d’une « attaque terroriste barbare » , d’un « acte abominable » , « condamné avec force ». L’argumentaire ne s’aventure pas sur le terrain religieux. Il invoque le statut de l’école, considérée comme un « sanctuaire » , où l’enseignant devrait être « honoré » et pour lequel « toute atteinte à son intégrité physique et morale » est « insupportable ». Le texte cite même le poète Ahmed Chawki : « Lève-toi pour honorer l’enseignant, lui rendre hommage. »
L’hommage ? Il lui a été rendu lundi, dans toutes les écoles de France, puis jeudi lors de ses obsèques en la cathédrale d’Arras. La foule s’y est pressée, recueillie et attentive aux mots de Mgr Olivier Leborgne, l’évêque d’Arras qui présidait la cérémonie, en présence du président de la République et du ministre de l’Éducation nationale.
La veille, Omar Chabani, président de l’une des trois mosquées d’Arras, la mosquée El Feth, affiliée à la Grande Mosquée de Paris, ne décolérait pas : « Les musulmans n’ont rien à voir avec cela ! Nous sommes les premiers à condamner ce genre d’actes. Les gens font pourtant l’amalgame et nous mettent dans le même sac. Quand j’ai entendu cette nouvelle, j’ai eu l’impression d’avoir les jambes coupées. J’en ai encore les larmes aux yeux. C’est comme si ce professeur était quelqu’un de ma famille. En tant que professeur, il est un frère pour nous. Nous ne connaissions pas ce meurtrier. Il est tombé du ciel. Comment peut-il se dire musulman en tuant ainsi ? Comment peut-il se dire musulman en battant sa mère ! » Quand on lui demande pourquoi le meurtrier a invoqué Dieu quand il a poignardé ses victimes, il rétorque : « Mais comment lui enlever cela de la tête ? Lui, il croit que c’est l’islam. Mais ce qu’il a fait est interdit par le Coran. Ce n’est pas l’islam qui tue. Non, l’islam est très loin de tout cela. Nous faisons partie de l’islam de France. Nous prêchons le bien, pas le mal. L’islam n’est pas représenté par ces sauvages ! » De fait, nul ne reprochera aux musulmans d’origine algérienne, ce qui est le cas pour la mosquée El Feth, de faiblir sur l’islamisme. Les musulmans algériens ou d’origine algérienne savent de quoi ils parlent : ils ont payé très cher leur lutte contre les islamistes et l’Armée islamique du salut lors de la « décennie noire » , entre 1992 et 2002, avec 60 000 à 150 000 morts dans leur pays. […]
Pour l’imam Tareq Oubrou à Bordeaux, l’une des figures de l’islam de France, le terroriste d’Arras « est un musulman criminel qui ne connaît pas sa religion puisqu’elle lui interdit de tuer un innocent. Ou alors ce n’est pas Dieu, le juste et le vrai, mais c’est le diable! Il y a des terreaux multiples qui conduisent à cela, mais rien, absolument rien, ne peut défendre une telle erreur. Ce n’est pas l’islam mais un ennemi intérieur de l’islam! Il passe par une forme d’illettrisme que nous devons combattre par la culture et le savoir ».