« Ils sont donc si nombreux… 349 ! Même après la soustraction, il en reste beaucoup !
Ils rient. Jubilent. Mais ils ont la peur au ventre.
Quel autre sentiment dicterait cette presque centaine d’articles contre l’hospitalité, contre le droit du sol, contre les solidarités, contre la vie de famille, contre les études, contre les soins, contre le droit commun, contre la décence… ah ! pardon ! POUR ! pour … la déchéance de nationalité… ressassée.
Ça, c’est pour les auteurs authentiques de l’infamie. Car tout ça, c’est signé. Personne ne l’ignore : ces idées débagoulent et empestent depuis quelques dizaines d’années, déjà. Elles trônaient dans les programmes électoraux, elles s’éructaient sur les plateaux télé, se disséminaient sur les réseaux sociaux. Elles persistent dans ces lieux. Et sont désormais dans la loi. La loi républicaine. Du moins, elles en ont pris l’habit. A défaut de l’esprit.
Il y a donc les auteurs. Et puis, il y a les scribes. Oh, pardon, c’est trop d’honneur pour un tel labeur. Une telle besogne. Disons plutôt : les porte-plume. Ceux qui grattent le papier sous la dictée. Sous sommation. Sans vergogne. Quant au chœur des hâbleurs qui prétendent qu’ils ont été malins et que les mesures les plus dures ne seront pas applicables, il ne parvient pas à rafistoler la dignité perdue.
Et serait-ce vrai : quel cynisme ! quel mépris des lois, nos règles communes. Tricher avec le Droit, quelle impudence !
Et serait-ce faux : quelle impéritie ! quelle coupable incompétence !
D’aucuns comptent sur le Conseil constitutionnel pour décaper, récurer, vidanger…
Bien sûr, le Chef de l’Etat peut, pourrait (devrait ?) choisir de ne pas promulguer cette loi. Mais puisqu’il est convaincu que « c’est le bouclier qui nous manquait »…
Nous avions compris que le bouclier fiscal servait à préserver les rentes, qu’il visait et aboutissait à protéger les privilégiés qui comptent leurs fortune et patrimoine en millions et milliards. Un sacrifice sur le budget de l’Etat qui entraîna, en même temps que la généreuse suppression de la Flat tax, la douloureuse réduction de cinq euros sur le montant des APL.
Nous n’avons pas encore compris de quels dangers nous prémunit ce bouclier contre les personnes étrangères. Pas compris qui est cet ennemi censément plus redoutable que l’Attila qu’on enseignait jadis. Notre imagination se dérobe s’il faut voir sa réincarnation dans ces femmes qui ont tenu la première ligne lorsque nous étions « en guerre » contre la pandémie ; ces derniers visages souriants ou tristes qu’ont vus nos parents morts en EHPAD ; ces hommes
qui ont continué à ramasser nos déchets aussi abondants que du temps où nous sortions ; ces gars qui pédalaient en danseuses dans les cotes des rues soudain désertes de nos villes pour nous livrer nos commandes pleines de cholestérol ; ces enfants qui sont autant, pas plus pas moins, turbulents que les autres dans les cours d’école ; ces étudiant.es brillants.es, pétillant.es ou flemmard.es, et qui ont crevé la dalle durant cette passe difficile. Sans compter ces milliers, qui font toutes sortes de métiers, sur les chantiers, dans les écoles, les hôpitaux, qui, parfois diplômés, tiennent l’entrée de toutes sortes d’établissements. On n’a pas cherché, mais on pourrait, parmi toutes celles et ceux qui sont arrivé.es, enfants, ados ou jeunes adultes, embarqué.es dans la vie de parents en quête de bonheur, de liberté, d’espoir, d’avenir, ou simplement d’un quotidien moins rude. Celles et ceux qui, venu.es d’ailleurs, de toutes sortes d’ailleurs, sont totalement d’ici et qui, sans besoin de rien renier, font rayonner la recherche, les arts, les lettres, les sciences, les techniques, la dérision, l’inventivité, la politique, le goût du débat et de la fronde, le génie collectif français.
La loi est votée. Elle sera probablement élaguée par le Conseil constitutionnel. Puis promulguée.
Est-ce la fin de tout ? Des résistances s’organisent, d’ores et déjà. Elles ont formes multiples et sont bienvenues. Car il faut faire savoir que nous sommes encore des mille et des cents à ne pas endosser la paranoïa des verbeux de la grande invasion, les convulsions des maniaques du remplacement, les fantasmes des tourmentés qui connaissent si peu l’Histoire de France qu’ils croient voir dans le dynamisme social et culturel une identité vacillante. Nous restons des mille et des cents à savoir que la panique est mauvaise conseillère.
Il y a quelques semaines, se tenait à Brasilia, le Congrès des professeur.es de français dans les Amériques et les Caraïbes. Avec quel embarras ces professeur.es devront désormais expliquer à leurs apprenant.es, enfants, ados et adultes, que la France de Jean Ferrat ne donne plus le vertige aux peuples étrangers. Ces professeur.es auront bien à faire, d’autant qu’enseigner la langue ne saurait se limiter à savourer les mots à facettes et s’extasier devant l’orthographe parfois sadique. Il faudra continuer à expliquer les idées derrière et sous les mots… Bon courage ! avec xénophobie, ensauvagement, racialisation, altérité, humanisme, asile, droit, libertés…
Peut-être leur faudra-t-il aussi parfois répondre aux questions sur des présences françaises sans réciprocité. Devoir justifier, à l’occasion, de cette diplomatie législative de la suspicion, de la défiance, de l’hostilité.
Les uns et les autres continueront à circuler. Par curiosité. Pour secouer un chagrin ou pour broder un rêve. Des personnes traverseront encore des terres, des déserts et des mers, chassées par les bouleversements climatiques auxquels nous prenons grande part ; poussées par des guerres que la gouvernance internationale se révèle impuissante à éviter ou arrêter ; contraintes par des répressions massives ou ciblées que les Etats amis réprouvent mais s’avèrent incapables de faire cesser.
La France continuera d’aimer les belles histoires. Celles de Lassana, de Mamoudou et de tant d’autres. Celles de ses footballeurs, ses cinéastes, ses intellectuel.les… Il arrivera encore que l’enthousiasme et la lucidité l’emportent sur la peur, la trouille, la frousse et sur la friponnerie politique.
Il faudra se donner les moyens de défaire l’infâmie. Parfois, « un chant d’oiseau surprend la branche du matin » (René Char : Fureur et mystère) »
Christiane Taubira, Ce 21 décembre 2023 – Facebook