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Au bout de quelques instants, Julie aperçoit des képis et des gyrophares derrière la baie vitrée. Puis apparaît, en bout de caisse, un groupe de cinq gendarmes. Le terroriste attrape Julie. Il lui pose le canon du pistolet sur le crâne et pointe son couteau sur sa poitrine. Les militaires braquent leurs fusils. «Qu’est-ce que tu veux ?», gronde une voix dans le bloc de gendarmes. Puis c’est le trou noir. Julie ne se souvient pas de la suite. Elle a juste cette impression, persistante, d’être un rempart, un mur entre deux mondes. «C’était le Far West, je sentais que ça allait dégénérer, que ça allait tirer dans tous les sens et que moi, je serai au milieu», se souvient Julie.
Jusqu’à ce qu’Arnaud Beltrame intervienne. «Vos gueules, reculez ! Je prends !», lance le colonel en avançant doucement vers le terroriste. Au souvenir de ces quelques minutes qui lui ont paru interminables, Julie enfonce son visage dans ses mains. Elle se rappelle très bien. Il y avait un halo de lumière autour du colonel Beltrame. «Il répétait : “relâche la petite dame, elle n’y est pour rien. Je représente l’État, prends-moi à sa place. Relâche la petite dame, elle n’a rien fait”. Tout en disant cela au terroriste, il me fixait droit dans les yeux. Mais à aucun moment il ne s’est adressé à moi. J’avais plutôt le sentiment qu’il parlait au terroriste à travers moi. C’était très particulier. À aucun moment il ne m’a fait un signe, même discrètement. Il ne faisait que me regarder dans les yeux. Mais c’était comme si je n’existais pas, comme si j’étais déjà hors jeu. Je n’étais plus que l’objet de la négociation», se souvient Julie, se torsionnant en empoignant sa nuque comme elle se serait saisie d’un mât en pleine tempête. Recroquevillée sur le canapé, elle n’ose toujours pas ouvrir les yeux.
Le terroriste a accepté l’échange. Il a lâché Julie et a attrapé Arnaud Beltrame. Julie est alors persuadée que «le gamin» va lui tirer dans le dos. Durant des mois, elle ressentira encore une douleur vive à cet endroit, comme si son ravisseur l’avait effectivement descendue. Elle s’est avancée dans le magasin désormais silencieux. Un gendarme caché dans un rayon l’a prise en charge et guidée vers l’extérieur. «J’avais l’impression que tout mon corps lâchait. Je jurais. J’avais besoin de frapper quelqu’un. Mon patron, qui attendait dehors, s’est proposé. De rage, je l’ai martelé de coups de poing. Avant que celui-ci ne me prenne dans ses bras».
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Mais dans ce quotidien rempli de peurs et d’angoisses, une lumière apparaît. Celle de la foi. Avant, Julie était «une athée dure-dure», assure-t-elle, le sourire aux lèvres. «Dieu est arrivé dans ma vie comme les cailloux du petit Poucet, de manière discrète», rapporte-t-elle, lumineuse tout à coup. Des amis qui se convertissent, une médaille miraculeuse de la rue du Bac qu’on lui offre, une rencontre avec un prêtre, une messe à l’abbaye Sainte-Marie de Lagrasse… «C’est la foi que portait en lui Arnaud Beltrame qui m’a amenée à trouver Dieu, explique Julie, je me suis dit que, si cet homme d’exception croyait en Dieu, alors il fallait que j’aille voir ce qu’il en était». Julie se met à fréquenter une paroisse. Elle participe à des dîners, des échanges, des prières. Elle y rencontre son futur mari, Jacques*. Un homme costaud qui arbore une large moustache blanche à la Tarass Boulba. Un homme qui la protège mais qui, derrière son allure de colosse, cache un esprit jovial d’une bonhomie désarmante.
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Un matin, à la messe, Julie décide de lâcher prise. «Je prie comme je n’ai jamais prié auparavant. Je convoque Arnaud, mon père, mes ancêtres… Seule dans ma petite barque. Je dépose armes et rames, rapporte-t-elle dans son livre, Je me disais :“Mais ce n’est pas possible, Arnaud ne m’a pas sauvée pour que je m’écroule quatre ans après, pour que je vive cet enfer”». Alors Julie s’est relevée. «J’ai une dette envers lui. Je me dois de donner tout ce que j’ai comme amour. C’est pour cela que je prie. La prière me ramène vers la lumière». Il a suffi de quelques secondes pour que le colonel Arnaud Beltrame insuffle à Julie cette lumière. «À la pulsion de mort du terroriste, il a opposé son élan de vie», écrit en préface du livre de Julie son avocat, Me Henri de Beauregard. Cet élan de vie a été pour Julie un chemin vers l’espérance et la foi, «le meilleur antidote à la haine islamiste».
Sa vie pour la mienne
Julie Grand avait décidé de garder le silence, jusqu’à aujourd’hui. Fuyant la presse et les médias, elle ne s’est encore jamais exprimée sur ce qu’elle a vécu lorsque, le 23 mars 2018, le colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame a pris sa place en tant qu’otage.
Elle est en vie aujourd’hui. Mais le poids des souffrances psychologiques, l’explosion de sa vie familiale, et l’inhumain parcours d’indemnisation des victimes du terrorisme, ont été le prix à payer depuis ce jour.
Récemment, le ciel s’est dégagé au-dessus d’elle. Des rencontres l’ont conduite à retrouver de la force et à expérimenter une nouvelle existence.
Avec cet ouvrage, Julie Grand nous offre un témoignage brut, vrai, chargé d’émotions. Elle ne craint pas d’évoquer ses combats. Un parcours atypique et brutal, dans lequel Arnaud Beltrame demeure un incontournable fil rouge.
Julie Grand est ingénieure, mariée et mère d’un enfant. Julie travaillait comme agent d’accueil au Super U de Trèbes lorsqu’elle a croisé la route du terrorisme islamiste. Elle vit dans le sud de la France.